Sans doute, Germain Louis serait-il resté
toute sa vie ferronnier d'art comme son père, si la famille Louis n'avait
quitté la capitale pour Boulogne. Elle s'installa rue des Peupliers,
à deux pas du Quai du Point du Jour, bordé alors de guinguettes
et de gymnases que fréquentaient les jeunes sportifs. On connaît
le gymnase Bonnaire, créé par un très vieil artiste de
cirque qui avait été l'attraction de l'Hippodrome de l'Alma. Mais,
Mme Lucette Louis nous apprend que le gymnase le plus animé et le plus
célèbre de l'époque était celui des "Marronniers
"tenu par Mme Ducouret.
" Quand le petit Germain, avec sa dizaine d'années, ses boucles
brunes, ses parents, ses trois frères et ses deux surs, arriva
à Billancourt vers 1894, il fit ce qu'ont envie de faire tous les petits
garçons débarquant dans un nouveau territoire : inspecter les
environs.
La famille venait de la rue des Belles-Feuilles, dans le seizième arrondissement
de Paris, où il était né, le 26 octobre 1884. Tout était
si différent ici ! Le Quai du Point du Jour, pourtant à deux pas
de Paris, semblait un autre monde. C'était presque la campagne et le
quai était bordé de guinguettes.
Ce jour-là, il sortit très tôt. Dans la brume du matin,
seuls résonnaient les sabots d'un cheval au pas, traînant la carriole
d'un laitier. Une porteuse de pain se hâtait. Germain ne venait pas en
flâneur. Il allait reconnaître les lieux.
Bientôt, il se trouva devant plusieurs marches descendantes, flanquées
d'impressionnantes barres à sphères, qui conduisaient à
un immense terrain boisé de très beaux arbres. Arrivé au
bas des marches, Germain découvrit des choses merveilleuses pour un petit
garçon! Dans l'allée principale, bordée de tables et de
chaises de café, il y avait des balançoires à bascule,
des cordes longues, plusieurs jeux de "Grenouille" et des portiques
avec de nombreux agrès. En face coulait la Seine, calme et large. Comme
dans un rêve, le petit Parisien continua sa marche, ralentit et tomba
en arrêt devant plus surprenant encore
Sur la droite, il vit pour
la première fois une installation de trapèzes volants, quatre
au total, suspendus dans la brume, chacun avec deux estrades et deux trapèzes
" longue distance ". Cette matinée d'automne était humide,
et à cette heure, l'endroit était presque désert. Un ouvrier
passa avec une brouette, sans bruit, sur la terre mouillée.
Germain ne bougeait plus : il étudiait l'ensemble. Il vit que le sol,
sous les trapèzes, étaient constitué de fossés remplis
de sciure. Il resta longtemps à observer calmement. La fraîcheur
le saisit tout à coup et il se remit en marche, les mains dans les poches.
Il comprit qu'il serait de retour bientôt, très bientôt.
Il pressa le pas, concentré sur ce qu'il venait de découvrir.
En tournant la tête avant de partir, il vit une grosse construction longue
et basse, rudimentaire, portant une enseigne à grosses lettres. Il lu
:
"RESTAURANT DES MARRONNIERS "
Récit de Mme Lucette Louis
" Le restaurant des Marronniers, était une longue salle de bois
qui faisait décor de fond à un terrain planté de très
beaux arbres sous lesquels des tables, des bancs rustiques, des balançoires
accueillaient les promeneurs et les amateurs de friture de Seine. On y descendait
par quelques marches flanquées d'impressionnantes barres à sphères.
Une voie, tout en ornière, séparait le restaurant du gymnase,
dès lors réservé, semble-t-il, aux seuls professionnels.
Mais c'étaient les mêmes arbres vigoureux, ombrageant un parterre
de sciure de bois planté de portiques auxquels se balançaient
des trapèzes.
Au fond, une petite baraque de bois qui pouvait servir de vestiaire, un bateau
retourné, un filet qui séchait, la niche du chien, le baquet et
les tréteaux de la laveuse: voilà le décor. C'était
là que les meilleurs trapézistes du monde venaient s'entraîner.
On ne passait guère sur le quai en ce temps-là le matin: un ouvrier
avec sa brouette, une femme le panier au bras, et chacun,ayant à faire,
ne s'arrêtait qu'un instant. Nous-mêmes ne faisions que passer,
craignant d'être indiscrètes.
Chaque gymnaste travaillait à son tour, s'enterrait dans la sciure meuble,
s'ébrouait et recommençait jusqu'à ce qu'il fut las. Pour
se reposer, il avait en face de lui la Seine, très large et calme en
cet endroit, la plaine d'Issy, avec ses grands hangars à dirigeables
d'où s'élevèrent les premiers avions; à sa droite,
la poupe de l'île de Billancourt, plantée d'arbres énormes,
entre les branches desquels le "Petit Robinson " était niché.
Parfois, " les oiseaux s'étaient envolés" disions nous
: ils étaient partis sous d'autres cieux, vers des palaces dont les façades
s'ornaient de leur nom en lettres de feu. Alors, les poules, lâchées,picoraient
la sciure du gymnase
.Le dernier que nous ayons vu, vers la fin de la grande
guerre,un " petit bleu "comme on disait alors, un profil fin, énergique,
travaillait tout seul et avec une conscience extrême. Avec son pantalon
d'uniforme, bleu horizon, il portait des bottines de satin rose ! "
Souvenirs des soeurs Vesque
"Les quatre frères bouillonnaient
aussi, du plus jeune au plus âgé! Et Germain tout spécialement,
car il lui faudrait laisser passer ce brumeux automne et tout l'hiver avant
de voir le printemps des Marronniers. Il s'était renseigné,il
en avait parlé à l'aîné, Jules, et il avait ainsi
appris que les " Marronniers " étaient un lieu merveilleux,
à la belle saison. Alors, il n'y avait qu'à attendre et prendre
patience à l'école. Ce qu'il fit, en faisant mourir de rire ses
nouveaux camarades qui l'adoraient. Mais chacun avait vite compris que malgré
sa fine apparence, il valait mieux ne pas le provoquer!
Il était passionné de mécanique. Une chance, parce que
les projets de leur père pour ses quatre fils étaient de les voir
devenir, comme lui, des artisans complets. Jean-Julien était un artiste
: un excellent ferronnier d'art. Il était recherché pour son talent.
En plus, la serrurerie et la mécanique, lui convenaient parfaitement.
Jules, à 18 ans, était déjà
un bon professionnel; il aimait la mécanique par- dessus tout. C'était
aussi un excellent sportif. Son projet était la fabrication d'articles
de sport. Né à Arcachon en 1876, c'était un beau garçon
brun avec des moustaches d'époque.
Georges, le rêveur, n'était pas très décidé
encore à 12 ans. Gaston le dernier des fils, un beau petit garçon
aux cheveux chatains et aux yeux gris-bleus, se contentait de regarder et de
jouer avec Sultan, le chien.
Dès qu'il sortait de l'école Germain se mettait à bricoler.
Mais pour lui, ce n'était pas de la bricole, c'était du sérieux,
et son entourage devait y croire ! Il s'était réservé dans
ce qui devenait peu à peu l'atelier, un coin qui serait " son "
atelier. Jean- Julien jetait un il et laissait faire, puisque c'était
dans le programme. Et peu à peu, la mécanique devenait une vraie
passion pour Germain.
Boulogne-Billancourt, l'hiver ce n'était
pas très gai
.Heureusement dans la famille Louis, chacun était
très occupé. On n'avait pas le temps de s'ennuyer. Une servante
venait aider aux travaux domestiques. La maman couturière prévoyait
une bonne clientèle. Elle avait gardé quelques clientes fidèles
du 16 ème, qui préféraient se déplacer pour lui
passer les commandes, et elle allait chez ces dernières pour les essayages.
La comparaison avec son ancien quartier n'était guère réconfortante.
Mais viendrait la belle saison, et la joie des équipements sportifs.
On parlait encore de la Statue de la Liberté, conçue à
Boulogne dans le cerveau de Bartholdi : 46 mètres de haut, 120 000 Kg
de fer forgé, 80 000 Kg de cuivre martelé ! de quoi faire rêver
le petit bricoleur Germain qui rêvait aussi de devenir inventeur!"
Récit de Mme Lucette Louis
"Des documents retrouvés par monsieur Lucien-René Dauven, directeur de la Revue du Cirque, et très célèbre critique, donne des détails précieux sur ce gymnase où s'entraînaient alors les meilleurs trapézistes du monde : les Alex ( les frères Jules-Alex et Alexis Renault, neveux de Mme Ducouret, qui formèrent à leur tour quantité d'artistes), les Maximes, les Aleximes, les Paris, les Angévol et les deux frères Aéros.
Passionnés de sport, les quatre fils
Louis fréquentèrent le gymnase, en amateurs tout d'abord car leur
père s'opposait à leur carrière artistique. Les "Marronniers
" faisaient aussi restaurant. Une pancarte annonçait : "concert
apéritif. Friture et matelote : 1 franc. Rôtis, volailles, lapins
sautés, etc. Les clients sont prévenus que nous aimons la pêche".
Là se retrouvaient les pionniers de l'aviation : Santos-Dumont, Farman,
Voisin. Germain Louis qui était très doué pour la mécanique,
fit partie avec deux de ses frères et son père Jean Julien, de
l'équipe de mécaniciens qui travailla pour les avions et notamment
pour la "Demoiselle" de Santos-Dumont. C'est par amitié pour
ces aviateurs que Germain Louis choisit " Aéros " comme nom
de scène.
Texte de la Revue Avenir de Boulogne Billancourt de mai 1986.
"A la mort de leur père, les frères Louis donnèrent
libre cours à leur passion pour l'acrobatie. Le plus jeune, Gaston, fit
partie du trio de trapézistes " Les Aleximes " puis des "Alex
" le plus fameux groupe international de " volants". Il créa
ensuite le " Trio Maxime " avec sa femme Fanny et le frère
de celle-ci, Nando Righer.
Germain devenu "Aéros", créa lui aussi un trio de trapèzes
volants.Avant la guerre de 14, il était déjà vedette du
trapèze: Cirque de Paris 1910, Cirque Bush 1911, la fameuse tournée
Moss qui dura 52 semaines 1912-1913 en Angleterre et, exceptionnel, trois fois
le Palladium de Londres dans la même année.
Dès la mobilisation de 1914, il est affecté aux Tréfileries
du Havre. En 1917, il est affecté au 129ème Régiment d'Infanterie.
Malheureusement, blessé au genou vers la fin de la guerre,il devra abandonner
la voltige et se consacrera à l'acrobatie sur fil mou.
Aéros mis au point un numéro extraordinaire. Il avait imaginé
" un brave gars qui avait un petit coup dans l'aile", et qui, à
terre, accumulait chutes et maladresses pour la plus grande joie du public.
Monsieur L-R Dauven raconte la suite : "il se hissait sur le fil en s'aidant
d'une échelle, prétexte à un saut périlleux en vrille
qui représentait une première prouesse. D'autres suivaient. Après
avoir marché, couru, valsé, tout cela sans balancier, après
s'être livré à mille excentricités Aéros imprimait
à son fil des oscillations qui l'amenaient à l'horizontale, voire
légèrement au-dessus, puis l'immobilisait net pour chanter, droit
comme un I, un couplet des Stances à Manon" Son saut périlleux
avec départ pris sur tonneau roulant n'a jamais pu être imité.
Ce numéro d'un comique irrésistible et d'une qualité acrobatique
exceptionnelle, le conduisit sur les plus grandes scènes nationales et
internationales : les Petits Lits Blancs, les Cirques d'Hiver, Médrano,
Bureau et Rancy, le prestigieux Amar où il fut tête d'affiche pendant
7ans
Il reçut la Médaille d'Or du Circe de Price de Madrid;
lors d'une tournée donnée en son honneur où il reçut
tous les chapeaux aux arènes de Barcelone!
Marcel Carné lui demanda d'ouvrir le film " Les Enfants du Paradis"
où il apparaît en funambule d'époque.
Aéros n'abandonna jamais sa première passion, la mécanique.
Il inventa notamment une machine à dissiper le brouillard, un antigel,
un changement de vitesse sans dérailleur pour vélo, un lit pliant
qui tenait dans une valise
.Il resta toujours fidèle à Boulogne
puisqu'il avait installé tout son matériel dans un local rue des
Peupliers où il venait entretenir son équilibre sur un fil qui
traversait toute la pièce."
Documents aimablement prêtés à la Revue Avenir de Boulogne
Billancourt par Mme Lucette Louis et monsieur Lucien - René Dauven.